Épisode 12. Le 3 décembre 1993, encore une fois à la gare, prêt pour le départ.
Presque deux jours à Florencia. Ce séjour forcé arrivait à son terme et Villa Granate, située au cœur du Caquetá, entre jungle et llanos, m’attendait. Mais, poussé par la curiosité, et par le désir de démystifier l’histoire qui menaçait de m'envelopper, je voulais trouver des réponses, même si le temps pressait et j’avais réservé ma place dans un microbus qui partait à onze heures vers Curillo, où je devrais rester un autre jour avant de naviguer en aval le Rio ou le Fleuve Caquetá.
Dans le restaurant de la gare, j’ai cherché du regard la jeune fille aux yeux bleus qui m’avait servi la veille. Avait-elle envoyé quelqu’un me suivre lorsque je suis allé à l’Université? Avait-elle averti au réceptionniste de mes questions indiscrètes? Si je pouvais la confronter et tirer une conclusion pour pouvoir partir tranquille. Mais elle n’était pas là.
Juan Munoz, "Florencia Run" (2025)
Mon esprit déambulait dans un labyrinthe. J’avais trois souvenirs différents de l’interaction avec cette serveuse. Un choix parmi trois petits-déjeuners, trois déroulements de la conversation. Dans tous les trois, elle me déjouait et je, en homme sérieux ou en dragueur, me retrouvais toujours, à la fin, à franchir un pont, au-dessus d’un cheval mort. Et pourquoi elle s’était déguisée en indienne pour se faufiler dans mon rêve? Croyante des fantasmagories, ma mère dirait : « Walid, on est en train de t’ensorceler! Sors de là! ».
Mais il n’y avait que ma mère pour penser à cela. J’étais passé voir un pharmacien pour acheter une crème topique pour les lèvres. « Non, Monsieur, m’a-t-il dit, ce que vous avez là, ce n’est pas de l’herpès labial! ». J’ai attendu son diagnostic. « Vous avez reçu un baiser de morte! Il vaudrait mieux que vous cherchiez une guérisseuse! ». Je n’ai pas voulu entamer une discussion avec le pharmacien, mais j’ai réussi à me procurer un baume d’aloès. Cela semblait calmer la démangeaison et dissimuler la plaie.
Je me suis adressé à la personne qui était en charge du restaurant et lui ai demandé sur la serveuse. « On a tout le temps de jeunes filles qui viennent demander un emploi ici, cette personne m’a répondu. On les engage et elles quittent dès le premier jour. La plupart des gens d’ici n’aiment pas travailler quand cela devient difficile… Les jeunes garçons veulent « raspar » coca et les jeunes filles devenir leurs concubines… On les voit déjà enceinte à treize ou quatorze ans… qu’est-ce que voulez-vous que je vous dise de plus? ». J’ai insisté qu’il s’agissait d’une fille, assez jolie, au début de son âge adulte, qui m’avait servi la veille. « Non, Monsieur. Hier on a travaillé avec les mêmes employés que vous voyez aujourd’hui, et il n’y avait pas une fille correspondant à votre description ».
En me croyant victime d’une plaisanterie, j’ai failli réagir. Tout à coup, j’ai entendu une voix derrière moi :
—La femme qui vous a servi est cette dame, au fond—m’a dit un homme de taille moyenne, aux cheveux blonds et électrifiés. Je le sais parce elle m’a servi aussi hier. J’étais à cette table et vous étiez assis là, il a précisé.
J’étais perplexe. Je commençais à m’inquiéter pour ma santé mentale.
—Laissez-moi vous inviter à quelque chose. Un petit-déjeuner? Un café? Peu importe. Commandez. Asseyez-vous et parlons un peu!
Malgré mon malaise, cet homme m’inspirait confiance. Peut-être me donnerait-il des réponses, ou du moins quelques certitudes? J’ai pris une chaise et ai demandé un café.
—Rogelio Mendoza, à votre service, il a dit en me tendant la main. Enchanté.
—Rogelio Mendoza? J’ai répété par reflexe. Je crois avoir vu votre nom quelque part…
—Surement hier soir, lors de la panne de courant, vous avez allumé l’une de mes bougies?
—Oui! j’ai dit avec surprise. Vous fabriquez vos bougies à Villa Granate!
—Exactement! Mon cher village qui commençait à me manquer depuis ces semaines de blocage! J’ai été chanceux quand même! J’ai vendu tout le stock que j’avais amené et j’ai finalement eu un prêt bancaire pour acheter des machines pour l’usine. Je ne ferai plus des bougies à la main! s’écriait l’homme avec enthousiasme. Mais, dites, comment quelqu’un comme vous, car on voit clairement que vous n’êtes pas d’ici, connaît Villa Granate?
—J’y vas pour faire un travail sur le terrain. Je suis hydrologue…
—C’est vrai? Et vous avez déjà un endroit pour vous loger? Monsieur…
—Saad. Sébastien Saad…
Et c’est ainsi que cet homme m’a accueilli comme si j’étais un autre villagranatois. Un moulin à mots, il me racontait ses projets, alors que nous finissions nos assiettes et descendions au quai où nous sommes montés dans le microbus, plein de passagers, de bagages et de gros sacs. Il m’a décrit les installations de sa ferme, de qualités de sa femme Virgilia, malgré la sensibilité à fleur de peau que lui causait son nouvel état de grossesse; de la précocité d’Urbano, son beau-fils de cinq ans, et ses acolytes, Macalister, de quatre ans, et les triplés, Danilson, Eustaquio et Robulsiano, deux ans de destruction en puissance. Heureusement, il y avait Alma, la sœur de Rogelio, pour qui donnait un coup de main dans les tâches domestiques et aidait à garder les enfants. Il m’a montré une photo de la maisonnée.

Il m’a aussi esquissé, avec le mouvement rapide de ses mains, l’église en forme de fusée qui se faisait construire sur la Plaza San Juan Bosco. Et surtout, il m’a parlé de la rivière Anacondas, parfois lente, parfois profonde…
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