Épisode 11. Le 3 décembre 1993, le réveil.
Le vent du ventilateur a frappé mon visage. J’ai ouvert lentement les paupières. La lampe allumée, la bougie avait été éteinte. Il faisait encore noir. Les meubles de la chambre avaient changé encore une fois leur emplacement et je naufrageais sur mon lit, dans un autre coin. Mes lèvres brûlées, un feu sauvage s'annonçait. J’ai soulevé le drap qui m’enveloppait et, en dessous, quelques plumes dansaient au tour de mon corps nu et endolori, avant de partir avec le courant d'air.
Je
me suis habillé et je suis approché de la table où traînaient mes papiers. Mon
journal était gribouillé d’une calligraphie indéchiffrable. Les lettres
reflétaient un état d’âme qui n’était pas le mien, elles adressaient un avertissement d’un autre monde. Mais, en ce moment-là, je ne pouvais pas le deviner. J’ai
rangé le cahier dans le portefeuille-caïman. J’ai jeté un coup d’œil au paquet
de poudre blanche. Il était là. J’avais besoin de plus d'explications.
Je
suis descendu à la réception.
🪜 Descendre les escaliers
Mon ami fumeur de pipe et amateur de mots croisés l’après-midi se donnait à un autre passetemps à cette heure de l’aube. Une grande brune avait son sein aplati contre la table du comptoir tandis que l’homme, derrière, agrippait ses hanches. Plutôt par automatisme de son poste que par pudeur, il s’est arrêté et s’est retiré en douceur, en obligeant sa compagne à se relever.
—Monsieur Saad, il s’est éclairci la gorge. Je vous prie d’oublier cette scène… Disons que j’avais besoin de me détendre. Le silence de cette nuit était sur le point de me rendre dingue!
La
femme, qui se rajustait lentement et allumait une cigarette, a pris la parole:
—Oui,
cette fois-ci, un silence à casser les *****
! Je vous fais un café, les
garçons? dit-elle en nous regardant avec un sourire malin.
Mon
regard s’était reposé sur la porte d’entrée. Le canapé ne la barrait plus. La
rue semblait tranquille sous la lumière des lampadaires.
—Il
n’y a plus de couvre-feu?
—Non,
dit l’homme en boutonnant sa chemise. Aux dernières nouvelles, à deux heures du
matin, les militaires ont quitté Florencia et sont allés vers Morelia. Avec la
mort d’Escobar, son allié, la guérilla a décidé de reculer. Les gens à Bogota
savent qu’ils doivent profiter pour reprendre le contrôle de l’État et pour
éviter une guerre… Imaginez-vous... les cartels… les paramilitaires… la guérilla…
Tigre, panthère ou lion, lequel vous préférez? Je vous dis, la meilleure chose,
c’est se la couler douce. D’ailleurs… si vous voulez, je peux vous présenter
une copine à elle. Une beauté. On n’a qu’à faire un coup de fil et le mari vient
l’amener en moto illico, à cette heure-ci! Ça vous ferait du bien, Monsieur
Saad.
—Non
merci…
—Messieurs, vos cafés, la femme était revenue avec deux tasses avec des logos d’institutions financières.
J’allais prendre une gorgée, mais je me suis arrêté. La prostituée me regardait avec attention. Elle avait les yeux noisette et un rire déjà prêt sous les paupières.
—Mais mon chou, m’a-t-elle dit mettant ses mains sur mon menton, je comprends pourquoi tu n’as plus d’envie de ***** ? Qu’est-ce que t’as aux lèvres ?
J’ai passé mes doigts dessus. Cela brûlait et goûtait un peu le sang.
—Je
ne sais pas… Cette nuit, j’ai rêvé… D’une femme. Une femme indienne. Elle m’a
embrassé. C’était très… réel.
Le
réceptionniste est resté figé, pâle.
—Elle
vous a embrassé?
J’ai
hoché la tête.
—Abraham! Recommence pas cette histoire! Bordel! Yolanda de s’exprimer.
—Tais-toi!
a-t-il crié et s’est mis à tourner en rond. Merde! Alors la malédiction est
toujours active, a-t-il murmuré. Les ventilateurs… L’incantation… Ça n’a pas
marché. On croyait avoir contenu l’enchantement. Mais si elle est revenue… si
elle vous a touché… ça veut dire que vous êtes marqué. Comme les autres.
—Les
autres? J’ai demandé.
—Des voyageurs
qui sont restés figés dans leur sommeil. Ou qui ont disparu en
forêt. Ou qui ont vécu une tragédie horrible par la suite… Il y a eu des cas…
rares, mais bien réels. C’est toujours la même histoire. Cette femme. Cette
indienne blanche qui embrasse les hôtes, les hommes seuls à l’Hôtel Manigua…
Il
s’est gratté le front, puis a posé ses mains sur le comptoir et a lâché un
soupir. Il y a une histoire longue. Vous pouvez prendre le volume de la lettre
B et chercher l’article « Bruja », sorcière. Surtout la partie
qui parle de la bruja india. Ou voulez-vous la version plus courte?
À vous: réponse longue ou courte
J’ai
lâché un rire nerveux.
La
prostituée a éclaté aussi de rire.
—Une histoire à dormir debout, elle a ricané. Et moi, je suis la Vierge Marie !
—Ta
gueule, Yolanda! La raison pour laquelle je t’ai fait venir ici, toi et tes
amies, ce n’est pas pour vous offrir de nouveaux clients! Sinon pour que vous
les teniez compagnie la nuit. Des hommes solitaires qui peuvent succomber aux
baisers de cette indienne…
Le
téléphone a sonné brusquement. Le réceptionniste a décroché, encore troublé.
Épisode 1: https://lefleuvefantome.blogspot.com/2025/03/le-2-decembre-1993-midi.html
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