Épisode 17. Le 4 décembre 1993. L’aube. Entre deux armées.

Épisode 17 – Le Fleuve Fantôme

Quelque part dans la jungle, le 4 décembre, environ vers 2h du matin.

On m’a enlevé la cagoule et j’ai pu entrevoir où je me trouvais. Une pièce d’au moins 3 mètres carrés, les murs et le toit construits en bâtons et fibres de chanvre et bambou. Le plancher était encore de la terre cuite. J’était derrière une table en bois qui montrait déjà les signes d’un long usage. Une lampe Coleman pendait d’une poutrelle et elle projetait plus d’ombre que de la lumière. Ils étaient plusieurs, en uniforme militaire et masqués. Ils sont sortis et je suis resté seul. Ils me donnaient le temps pour organiser mes idées, pour reconstruire les événements des dernières heures. Bientôt, on aurait l’entrevue.

Belén de los Andaquíes, le 3 décembre, 19h15.

À l’entrée du village, l’obscurité régnait. Seuls les phares du microbus montraient les bosses du chemin sur lesquels nous rebondissions. Tout à coup, un poste de l’armée nationale a apparu sur la route. Des soldats soutenait une lampe de poche à une main et à l’autre le flanc d’une mitrailleuse. Ils nous ont fait signe d’arrêter.

—Tout le monde descend, papiers d’identité, inspection, ils ont dit en pointant les faisceaux de lumière sur nous.

J’ai montré ma carte, mon permis d’étude. J’ai pu les voir en train de plisser les yeux. Ils ont aussi pris mon sac et mes cahiers.J'ai pensé à ma valise, au portefeuille-caïman, au petit cadeau illicite que m'avait offert Abraham, le réceptionniste de l'hôtel Manigua. Il n'y avait pas de chiens renifleurs dans ce barrage. J'ai essayé de garder mon calme.

—Sebastián Saad ? Vous venez d’où?

—De Barranquilla.

—Et vous allez…

—À Villa Granate.

—Pour quoi faire dans ce trou?

—J’étudie un fleuve.

—Est-ce qu’on étudie les fleuves? N’importe quoi!

Le soldat m’a scruté de haut en bas. Ils avaient une fixation sur ma barbe.

—Un anthropologue ? C’est ce que disent les guérilleros aussi.

—Je suis hydrologue…

Ils m’ont écarté du groupe.

—Vous restez ici.

Rogelio a protesté.

—C’est un chercheur, un type sérieux! Il a même peur de l’eau!

Mais le soldat n’écoutait pas.

—Avec cette tête, il peut passer pour un insurgé. Regardez cette barbe si mal propre et le bobo sur ses lèvres! Dégueulasse!

Le temps s’est figé. Les autres passagers sont remontés dans le microbus. L’homme au bandeau s’est approché du soldat. Il a sorti quelque chose de sa veste : une carte laminée, avec un insigne doré.

Quelque chose a secoué les soldats. Ils ont reculé d’un pas et ont pris une posture de garde-à-vous.

—Je me charge de lui, l’homme au bandeau a prononcé d’un ton sec.

—Excusez-nous, Don Dago. On vous laisse passer.

Le soldat a hésité. Puis, il m’a rendu mes papiers. J’ai repris mon sac, mon journal technique et mon journal personnel.

Avant de remonter, j’ai jeté un dernier coup d’œil à l’homme au bandeau.

—Qui êtes-vous, en fait ?

Il a souri sans rien dire.

San José del Fragua, le 3 décembre, 21h21.

Le chauffeur nous a dit qu’il fallait arrêter à San José del Fragua, le trajet vers Curillo on le ferait le lendemain, en caravane. Il ne prendrait pas le risque de continuer tout seul. Les soldats lui avaient dit que leur contrôle actuel ne couvrait pas la partie sud du piedmont, surtout la nuit. Tout le monde pouvait descendre et se louer une chambre dans les deux ou les trois motels qui se tenaient sur la route principale. Ceux qui préféraient rester sur le microbus et dormir sur les sièges pouvaient le faire à condition de ne pas mettre les pieds sur la cuirette.

Je suis descendu pour dégourdir les jambes. J’avais encore l’éblouissement de la lampe des soldats sur mes pupilles. La lumière tamisée des lampadaires me soulageait.

—Je connais un petit hôtel, très propre. Pas loin d’ici, Rogelio m’a dit, on peut marcher. Leur cuisine ferme tard, alors on peut mettre quelque chose sous la dent.

—Mais non! Dago, l’homme au bandeau, a interrompu. Vous ne savez pas? Le propriétaire de cet hôtel, ainsi que tous ses employés, sa femme, ses enfants, ont été massacrés pendant que nous étions tous bloqués à Florencia. Ça fait déjà deux semaines!

—Quoi! Rogelio s’est écrié. Mais comment cela est-il possible? Je connaissais le propriétaire. Quelqu’un de très honnête et un bon chrétien! Parfois je le voyais à la messe, quand je venais ici…

—Mon cher Monsieur, il semble qu’il a logé dans son hôtel quelqu’un qu’il ne devait pas accueillir. Ou qu’il a entendu des choses qu’il ne devait pas savoir. Qui sait?

Dago a allumé une cigarette devant les yeux attristés de Rogelio. Malgré l’éclairage électrique, San José avait l’air d’un village abandonné.

—J’ai une idée, Dago a repris après avoir lancé le mégot dans l’air. Allons chez une amie qui habite ici. Elle nous fera à bouffer et à boire. Comme ça, on ne poirotera pas pendant toute la nuit.

—Non, ça va. Merci, j’ai pris la parole. Je suis habitué à dormir assis dans des véhicules. Et je n’ai pas faim.

—Vous ne m’avez pas compris, Monsieur Saad. Quand j’ai dit « allons chez une amie », ce n’était pas une invitation. C’était un ordre.

C'était un ordre...

C'était un ordre...

C'était un ordre...

C'était un ordre...

C'était un ordre...

C'était un ordre...

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