Épisode 13. Le 3 décembre, première partie du voyage.

Journal de bord

Journal de Sebastián Saad Florencia, 3 décembre 1993 – Début: 6h32

Observations préliminaires sur les bassins versants de Florencia (Caquetá)

Avant de quitter la ville, je prends un moment pour consigner quelques remarques sur le système hydrique qui entoure Florencia. C’est un territoire fluvial dense, fragile, et profondément altéré par les dynamiques humaines de la dernière décennie.

🗺 Le bassin de la rivière Hacha est de petite taille mais fortement anthropisé. La rivière traverse la zone urbaine de Florencia en ligne brisée, encaissée dans des berges bétonnées ou érodées. Son débit est irrégulier, influencé par les précipitations intenses de la saison humide (octobre-décembre), mais aussi par les rejets domestiques et l’urbanisation anarchique.

→ Point d'observation : Pont central de Florencia (Avenida El Caraño) Coordonnées : 1.6159° N, 75.6147° W Heure: 6h30-7h30. J'avais décidé de m'arrêter ici avant de m'en aller à la gare.

🧪 En surface, l’eau est brune, turbide. On y note une forte concentration en matières en suspension (sable, argile, déchets organiques), ce qui suggère une sédimentation excessive en aval. Probablement liée à la déforestation amont et à l’érosion accélérée des sols.

🌿 La Perdiz, quant à elle, draine un bassin secondaire, semi-rural. Son régime est plus stable, mais sa faible largeur la rend vulnérable aux assèchements ponctuels ou aux contaminations localisées (engrais, élevage). → Observation réalisée depuis le pont piéton à proximité de l’Université de l’Amazonie (via gare routière) Coordonnées : 1.6195° N, 75.6035° W

🧭 Instruments utilisés : carte topographique IGN (1:50 000), altimètre barométrique, compas à plaquette Silva, GPS Garmin GPS 38 (prêté par le professeur Llerena, faible autonomie).

On m’a signalé la disparition progressive de certaines espèces benthiques — signes d’un déséquilibre écologique. Je note aussi la présence de mousses filamenteuses le long des roches : possible eutrophisation.

🌊 J'aurais voulu prolonger mon séjour à Florencia pour étudier l’Orteguaza. Il semble représenter un autre ordre de grandeur. D'après quelques informations consultées, c’est un affluent majeur du Caquetá, lui-même affluent de l’Amazone. Son bassin est vaste, alimenté par de nombreux sous-bassins versants depuis la cordillère. Le débit moyen y est élevé, avec une forte dynamique saisonnière. → Zone d’observation suggérée : Puerto Arango, situé à l'Est de la ville, à l'opposé de mon trajet. Coordonnées : 1.5242° N, 75.536° W

La pression humaine y est croissante : dragage illégal, passages de troupes, usage de produits chimiques liés aux cultures illicites. Les berges s’effondrent par endroits, colonisées par des espèces pionnières (cecropias, heliconias).

📉 En tant qu’indicateurs hydrologiques, ces trois rivières me semblent partager un symptôme : un ralentissement fonctionnel. Les cycles sont brisés, les crues deviennent imprévisibles, les marges s’effacent.

Ce territoire a perdu ses zones humides naturelles — ou du moins, la mémoire de leur fonctionnement.

Je pars aujourd’hui vers le sud, en direction de Curillo. J’espère pouvoir observer d’autres bassins moins perturbés, si tant est qu’il en reste. L’eau ici semble toujours fuir, mais elle emporte avec elle bien plus que de la terre : elle charrie une géographie blessée.


Florencia, 12h09

Je me suis assis sur la banquette arrière du microbus avec Rogelio Mendoza qui ne cessait pas de me parler de sa famille et de ses bougies. Je ne lui répondais que par des monosyllabes. Son débit chantant m’empêchait de songer à ma mère. À cette heure, elle devait être inquiète. Notre conversation n’avait pas pu avoir lieu et le chaos semblait engloutir tout autour.  
    De l’autre côté de Rogelio, un homme silencieux, un bandeau sur l’œil, somnolait et ronflait paisiblement. En avant, des hommes et des femmes, des enfants sur leur giron, occupaient les sièges. Leurs silhouettes demeuraient aussi floues que leurs conversations.  
    La verdure des quartiers extérieurs de Florencia défilait à travers la vitre. Des taudis s’intercalaient entre des villas luxueuses et des haciendas. Un jardin de fleurs grimpant jusqu’à un balcon ovale m’a réveillé la nostalgie envers Magnolia. Je l’ai imaginé comme une sorte de princesse abandonnée dans un royaume lointain. J’aurais dû aller la voir une dernière fois avant de quitter la ville. Mais le mouvement centrifuge continuait de m’emporter, un chevalier en croisade.    



Tres Esquinas, Las Pailas. 12h40

La route a commencé à rétrécir, encombrée par le trafic. Les tranchées et les tentes témoignaient d’une occupation récente. Des pancartes et des drapeaux du groupe révolutionnaire. Le microbus a roulé sur un tapis de douilles et des fragments tranchants. Nous n’avions pas de pneus de rechange. Nous avons dû pousser le véhicule jusqu’au garage le plus proche. Ils n’avaient pas non plus de pneus. Ils attendaient une commande urgente à partir du centre-ville de Florencia. Le chauffeur nous a conseillé d’aller nous baigner dans les Pailas, une série de piscines naturelles formées entre les rochers de la rivière Mochilero. 
    —Monsieur l’hydrologue, vous allez aimer ça! Rogelio de dire tout enthousiaste. 
    En effet, l’expérience s’est révélée fort agréable, et non pas moins intéressante du point de vue ethnologique et hydrologique. Tous les passagers sont partis en vitesse à travers un sentier irrégulier et en descente parfois abrupte. Au fond, j’ai pu voir une rivière d’eau cristalline qui serpentait entre pierres énormes et rondes, sur lesquelles les gens n’hésitaient pas à monter pour effectuer des sauts presque olympiques et mortels. Hommes, femmes et enfants enlevaient quelques vêtements et se retrouvaient rapidement prêts à plonger dans les puits. Rogelio portait un maillot de bain rouge qui contrastait drôlement avec ses cheveux jaunes frisés. Il m’invitait à me jeter dans l’eau. J’ai hésité, ne me sentant pas prédisposé à un bain. 
    C’est alors que l’homme au bandeau m’a poussé en criant : « Au Caquetá, tout le monde nage comme les Caqueteños! » 
    Mon corps raidi et tout habillé est tombé dans l’eau. Heureusement, je ne portais rien de fragile. Tout le monde a ri, et je n’ai pas pu m’empêcher de les rejoindre. L’eau était fraîche, bien que j’aie senti des courants qui tiraillaient vers le fond des piscines. 

Morelia, 14h15

Après la baignade aux Pailas, nous avons repris le sentier en remontant lentement, les cheveux encore humides, la peau tiède et ensoleillée. Le microbus attendait, immobile, chaussé de pneus neufs, prêt à poursuivre le voyage vers le sud. Je me suis changé derrière un arbuste, enfilant mes vêtements secs avec une prudence presque cérémonieuse. Les autres passagers faisaient de même, parlant fort, riant encore de l’épisode aquatique. « Qu’il est rigolo, ce monsieur barbu! Il nage comme un paresseux lorsqu’il tombe dans l’eau! »
J’ai enfermé mes habits mouillés dans un sac plastique, en espérant trouver un endroit où les étendre avant qu’ils ne prennent une odeur de moisissure. Sinon, j’aurais la peine, si je devais les jeter. C’était des vêtements que Doña Randa m’avait donnés en cadeau. 
    Le trajet jusqu’à Morelia s’est déroulé sans heurts. La route longeait des plantations de cacao et de palmiers à plantain. Les collines boisées semblaient s’assoupir sous un nuage lointain de pluie. 
Nous sommes arrivés dans un petit restaurant installé en contrebas du fleuve Bodoquero. Sur la terrasse de la promenade, quelques tables sous des parasols décolorés, des enfants couraient pieds nus et une odeur douceâtre de poisson frit invitait à la contemplation du paysage. Un cours d’eau modeste, douze à quinze mètres de large, des zones peu profondes visibles à l’œil nu. Sur la berge opposée, des racines pendantes semblaient retenir la rive de justesse. Les deux rives instables, érodées, ourlés de galets et de végétation basse sur laquelle marchaient des hérons au cou de serpent. En silence, le Bodoquero poursuivait sa route vers le sud-est, vers les zones plus troubles où il s’effaçait dans le grand système hydrique amazonien.
    Assis en face de Rogelio, je me suis senti en confiance pour commencer à lui parler du fleuve fantôme. 
    — Ce fleuve fantôme, c’est quoi exactement ? m’a demandé Rogelio entre deux bouchées de son poisson. 
    Je lui ai exposé la théorie, les mythes et la légende. Il a écouté le tout paisiblement. Puis, il a hoché la tête. 
    — Mon père parlait de ce fleuve, vous savez. Il disait que, quand il est arrivé ici dans les années cinquante, fuyant les massacres de la Violencia, il l’avait entendu une nuit. Il venait d’acheter le terrain où je vis maintenant...  Il campait seul, sous un hamac tendu. Il a entendu de l’eau couler — pas la pluie, pas le courant de la rivière Anacondas, très loin de notre ferme. Il a dit que c’était comme l’eau qui passe dans les rêves. En ce qui me concerne, je n’ai jamais rien entendu.
Je suis resté perplexe. Si le témoignage du père de Rogelio datait des années 1950, cela voulait dire que le cycle autour de cent ans n’était pas valide. Hans Scholl aurait pu se tromper dans ses calculs à partir des sédiments?
Après le repas, nous sommes allés marcher dans le parc municipal. Il y avait là un bassin, à peine protégé par une clôture en fil rouillé, dans lequel nageait un immense pirarucú de presque trois mètres de longueur.  Sa peau semblait couverte d’écailles préhistoriques. Il tournait lentement, dans une spirale presque fatiguée, ses nageoires effleurant la surface.
    —C’est un beau monstre, n’est-ce pas? Rogelio a chuchoté. 
    Je me suis approché.
    Un œil noir et rond, sans paupière, m’a regardé un long moment. 
    —Même au milieu d’une guerre, il y a quelqu’un qui s’occupe de ce poisson, l’homme au bandeau a dit derrière moi. 
J    e me suis tourné.
    —Ne vous en faites pas! Cette fois-ci, je ne vous pousserai pas dans l’eau.
    —C’est un survivant! Rogelio d’ajouter. La bienveillance de Notre Seigneur, béni soit-il. 
    J’ai regardé encore le pirarucú. J’ai pensé à ce fleuve que je poursuivais : peut-être que le fleuve fantôme n’était pas un fleuve, mais une bête comme celle-là. À ce moment-là, des cercles de pluie se sont dessinés et entrelacés sur la surface du bassin. Il fallait retourner au microbus. On entendait déjà le klaxon.  

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⟡ Pirarucú à paroles obscures ⟡

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Juan Munoz, "Pirarucú" (2025)

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