Épisode 10. Entre le 2 et le 3 décembre 1993.

 Je suis revenu dans ma chambre avec un paquet de bougies que le réceptionniste m’avait donné pour que je puisse travailler sur mes cartographies. À la lumière du crépuscule qui se filtrait par la fenêtre, j’ai gratté une allumette contre le côté sablé de la petite boîte. J’ai mis la larme de feu sur la mèche d’un bâton robuste de cire et j’ai laissé couler quelques gouttes de cire fondue sur une petite assiette afin de fixer la bougie et la poser sur la table.  Avant de plonger encore dans mes cartes et mes notes, j’ai pris par curiosité l’emballage des bougies et j’ai lu l’information imprimée sur un petit papier qui dansait entre les autres bougies. J’étais surpris par cette coïncidence : le fabricant, un certain Rogelio Mendoza, dans un petit message à l’encre mauve disait supporter l’industrie du Caquetá. Ses bougies artisanales avaient été fabriquées à Villa Granate. 

J’ai contemplé la flamme. Parfois elle grossissait, parfois elle se secouait, honteuse, pour redevenir petite, mais encore assez lumineuse pour me permettre de distinguer les objets de leurs ombres.  À vrai dire, une bougie me prédisposait mieux à l’écriture et à la réflexion.  Ce soir, je pouvais faire une halte dans mes cartes et mes calculs. Il fallait écrire pour pouvoir penser à cette journée étrange qui s’achevait. Tant d’événements, tant d’images éthérées dansaient autour de moi — et j’étais incapable de les saisir

    Magnolia m’avait parlé d’une page contenant un message textuel qui pouvait s’afficher sur l’écran de n’importe quel ordinateur dans le monde. J’étais au milieu du chaos, sans électricité, avec quelques feuilles de papier pour écrire un journal. L’Atlas cybernétique des fleuves, des rivières, des océans de cette planète. Bientôt je n’aurai plus besoin de cartes, il n’y aura plus besoin de moi. Pablo Escobar, l’homme le plus recherché, venait d’être tué. Le réceptionniste m’a expliqué que Florencia, que le Caquetá, le territoire immense de plantations et de laboratoires clandestins, redevenait un No man’s land. Le Cartel de Medellin mis en échec, d’autres viendraient réclamer ces terres avec du feu et du plomb. Le Cartel de Cali pourrait bien prendre sa revanche. 

    Je me suis mis à transformer ma pensée dans une ligne continue de lettres collées, de phrases presque jointes. J’ignorais si la syntaxe y tenait. Je commençais à entrer dans la rêverie de celui qui écrit, l’écriture de celui qui s’endort. La flamme devenait un homuncule qui me saluait et se moquait de ma rationalité. 

              Juan Munoz "Bougie-lutin" (2011-2025)

    Je me suis gratté les yeux pour ne plus voir ce bonhomme autour de cette bougie fabriquée à Villa Granate. Mais il réapparaissait. Qui était-il? L’homme sur le pont? Les lutins n’existent pas, répétais-je dans l’affaiblissement.  Les lutins n’existent pas.

    J’ai regardé la distance qui me séparait de la table du lit. Comme la veille, j’ai voulu gagner cet îlot de repos ou cette valse d’évasion. Mais je ne pouvais pas laisser en vie cette flamme qui me dérangeait avec ce petit habitant de mon inconscient. Mes poumons paralysés, j’étais incapable de souffler pour éteindre la bougie. Le vent ne soufflait pas ce jour-là au fleuve Sinú et la chaloupe était démunie de moteur. Mon père et moi ramions en silence pour ne pas nous faire entendre. Et si on mettait un ventilateur dans l’eau? Et si mon père était ce lutin? Et si j’étais un homme-ventilateur pour souffler sur la chandelle? Comme devant un miroir, je n’aurais qu’à me voir iciEst-ce que je mettrais ce journal — et surtout ces lignes que je suis en train d’écrire —, dans le portefeuille de caïman, avec le paquet de drogue. Est-ce qu’un homme-ventilateur peut en inhaler? Je ne suis pas capable de souffler ni d’inspirer.

    Les triangles étranglent plus cruellement qu’un cercle qui se referme. Un fleuve ne peut pas courir en cercle ni en triangle pour revenir à sa source. Il préfère se jeter dans la mer. Faut-il appeler le fleuve Caquetá une rivière, malgré sa largeur monstrueuse, parce qu’une fois arrivé au Brésil, il change de nom pour devenir la rivière Japurá, avant de se fondre dans l’Amazone, lequel débouche effectivement dans l’océan Atlantique ? Dans ce cas-là, le mot Río est plus pratique. La pensée n’aboutit à nulle part si elle ne se libère pas à travers l’écriture, même si avec cette dernière, elle finit par se dessécher comme n’importe quel rêve. Un fleuve sans mer. Un río qui tourne en rond. 

    Les voix des gens après l’explosion, leurs accents plaintifs et assoupis spéculent sur la nature de cet événement. Le réceptionniste a barricadé l’hôtel. « Personne n’en sortira! ». Il m’a conduit à la pièce des ventilateurs. « J’ai des bougies. Je vais vous en donner. Tenez ». J’ai regardé les six ventilateurs, les cinq vieux et celui que j’avais acheté. « Est-ce que vous voulez encore jouer au jeu du ventilateur maudit>? J’ai dit non. « Alors, est-que vous voulez emprunter l’un des volumes de mon encyclopédie? ». Oui. Lequel ? Non? Alors regardez ma vraie face!

                         Juan Munoz. "Sapere Aude / Osez savoir" (2011-2025)

    Monsieur Saad, vous êtes ici parce que vous voulez tout savoir sur ce fleuve fantôme! Existe-t-il vraiment? Ou bien n’est-ce qu’une hallucination d’un pauvre missionnaire oublié dans la jungle? Croyez-vous que Scholl, un Nazi fugitif qui s’est fait passer pour ingénieur, était vraiment intéressé à partager ses connaissances? Il ne voulait que trouver de l’or pour l’amasser! N’osez pas savoir, Monsieur Saad. Il vaut mieux rester dans le petit coin de son ignorance. Vous avez posé beaucoup de questions, vous avez attiré l’attention. Avez-vous faim, Monsieur l’hydrologue? Lequel des petits-déjeuners avez-vous choisi au restaurant de la gare? Le bouillon de poulet? Le bouillon de cucha? Ou l’arepa aux œufs? Aucun? Alors, voilà pourquoi vous avez faim!

Le réceptionniste m’a montré une autre porte, dans le même couloir qui menait à la pièce des ventilateurs. Il s’agissait d’une cuisinette. 

« Voilà ce que j’ai à vous offrir! »


              Juan Munoz. "Angelus" (2011-205)
 

J’étais dégoûté. 

« Ce n’est pas un bébé humain. Pour qui me prenez-vous? Voyons! C’est un ange! Regardez ces ailes! Regardez ces plumes! » 

Les plumes. Des plumes colorées flottaient dans ma chambre. J’étais assis devant la bougie et la table. Une fille mince, blanche, aux yeux bleus, aux cheveux longs et noirs me regardait. Elle portait des colliers autochtones. Elle était indienne. Elle ressemblait à la serveuse de la gare. Elle était nue. Elle est venue s’asseoir sur mes genoux. Puis elle m’a embrassé et mes lèvres ont brûlé. La Manigua m’avait attrapé. 


Commentaires

  1. Épisode 1: https://lefleuvefantome.blogspot.com/2025/03/le-2-decembre-1993-midi.html

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